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Quand l’océan redéfinit le temps

Trois mois en mer, c’est une vie entière condensée. Aujourd’hui, les six solitaires toujours en course dans le Vendée Globe franchissent cette étape clé : trois mois depuis leur départ. C’est suffisamment long pour regarder l’intégrale de Friends et réciter les répliques de Joey sans se tromper. Assez pour oublier des pommes au fond du bateau et les retrouver transformées en cidre. Et si quelqu’un avait eu la bonne idée d’embarquer un Tamagotchi, il aurait déjà fondé une belle famille virtuelle. Mais sur l’océan, ce laps de temps prend une tout autre signification. Ce n’est plus seulement une question de durée écoulée, mais une immersion totale dans un univers où chaque instant compte et où l’inattendu devient la norme. Ce matin, à 6h07, Denis Van Weynbergh (D’Ieteren Group) a passé l’équateur, rejoignant ses camarades dans l’Atlantique Nord. Tous entament désormais la dernière ligne droite, où rien n’est jamais prévisible. Le temps, ici, ne s’égrène pas en heures : il suit le souffle des dépressions, les caprices du Pot-au-Noir et les nuits interminables à guetter le moindre signe de changement dans le vent. Ce n’est pas qu’une simple durée. C’est un voyage où l’on laisse derrière soi un peu de confort et beaucoup de certitudes, en échange d’histoires qu’on racontera toute une vie.

COURSE, 08 FÉVRIER 2024 : Photo envoyée depuis le bateau Singchain Team Haikou lors de la course à la voile du Vendée Globe le 08 février 2024. (Photo du skipper Jingkun Xu)
COURSE, 08 FÉVRIER 2024 : Photo envoyée depuis le bateau Singchain Team Haikou lors de la course à la voile du Vendée Globe le 08 février 2024. (Photo du skipper Jingkun Xu)

Trois mois en mer, et chaque jour semble à la fois se fondre dans l’autre et marquer un chapitre distinct d’une aventure hors du commun. Tandis que Denis Van Weynbergh a maintenant franchi l’équateur et rejoint ses copains de jeu, chacun d’eux doit composer avec ce paradoxe du Vendée Globe : une course où le temps ne s’écoule pas en heures, mais en sensations, en espoirs et en batailles contre soi-même. Fabrice Amedeo l’exprime avec justesse : « Quand on part sur cette épreuve, au début, on est emporté par la frénésie, l’effervescence de la terre, les cris, les adieux, l’adrénaline du départ. Mais, progressivement, on glisse dans le temps long. » Ce temps long, c’est la vérité brutale de l’océan. On l’apprivoise comme on peut, mais il finit toujours par dicter ses règles. Là-bas, les horloges humaines n’ont aucun sens. On ne compte plus les jours, car chaque souffle de vent, chaque creux et chaque crête devient le véritable métronome du marin. Pourtant, à mesure que la ligne d’arrivée approche, même de loin, la tentation de retomber dans les calculs ressurgit : évaluer les heures jusqu’à la prochaine manœuvre, anticiper les ETA, échafauder des stratégies. « Or, ça, c’est un piège. Un piège insupportable », prévient le journaliste – navigateur.

Le piège des calculs et la force mentale

Face à ce piège, seule la ténacité permet de tenir bon. Chaque skipper sait que céder au découragement pourrait être fatal. À l’arrière du peloton, la bataille est différente, mais tout aussi féroce. 


Ce plaisir est crucial, parce que, honnêtement, ce n’est pas facile, psychologiquement, d’être en queue de flotte, de voir les autres avancer, arriver. La clé, c’est de ne pas se laisser submerger par la frustration.

Fabrice Amedeo
Nexans-Wewise

Ces mots du skipper de Nexans - Wewise résonnent chez tous ceux qui, parfois, voient leurs objectifs s’éloigner au gré des vents capricieux. La zone de convergence intertropicale est venue rappeler cette leçon une fois de plus, avec son ballet imprévisible de nuages et de vents changeants. Là, les espoirs vacillent. « Ce Pot-au-Noir est fidèle à sa réputation : ciel gris et noir, des phases interminables sans un fil d’air où tout semble figé. Le vent tourne sans arrêt, passant du nord au sud, de l’ouest à l’est en 15 ou 20 minutes. Impossible de garder les voiles bien orientées. » Et pourtant, dans ce chaos où tout semble immobile, il suffit parfois d’un souffle de vent pour briser la monotonie et ranimer la flamme. « Il suffit d’une risée pour redonner de l’espoir et rappeler qu’on finira par en sortir. »

Le Pot-au-Noir : une épreuve à surmonter

Pour Manu Cousin, ce Pot-au-Noir, dont il espère être sorti dans la soirée, n’a rien de banal. « Cette fois-ci, il est particulièrement compliqué, bien plus actif que ceux que j’ai traversés auparavant. J’en ai connu une bonne quinzaine dans ma vie, mais celui-ci est vraiment copieux ! Le ciel est sombre, des orages éclatent de partout, et des trombes d’eau s’abattent sans répit. On n’a presque pas le temps de souffler, il faut rester en alerte permanente. » Une véritable épreuve de nerfs, où chaque ajustement de voile peut faire la différence entre avancer ou rester figé. Dans ce décor apocalyptique, le Sablais d’adoption songe aux marins d’autrefois : « Je pense souvent aux premiers navigateurs qui ont affronté ces conditions sans comprendre ce qui se passait, faute de connaissances et de cartes météo. Déjà, avec nos satellites et notre technologie, c’est loin d’être simple, alors sans rien… » Passer l’équateur, cette étape symbolique, est une victoire en soi. C’est comme retrouver des repères familiers : le Cap-Vert, les Canaries, les alizés de l’hémisphère Nord, Madère, le cap Finisterre. Des lieux bien connus, mais où chaque passage peut encore être une épreuve imprévisible. Pour le skipper de Coup de Pouce, franchir cette ligne imaginaire est aussi un signal intérieur : 


C’est le retour vers une zone que l’on maîtrise davantage, vers ce qu’on pourrait appeler notre jardin. C’est aussi l’idée de rentrer à la maison. Mais attention, il ne faut pas se relâcher : il reste encore l’équivalent d’une transatlantique à parcourir, et ce n’est pas une promenade de santé.

Manuel Cousin
Coup de Pouce

Naviguer entre décisions et émerveillement

De son côté, Jingkun Xu (Singchain – Team Haikou) est plongé dans ses propres réflexions, son itinéraire suspendu aux décisions stratégiques et aux caprices des dépressions. « Je n’ai pas encore décidé si je passerai par le Nord ou le Sud des Açores, mais la route nord semble plus probable, même si elle promet d’être tonique et un peu engagée (40 nœuds de vent et six mètres de vagues, ndlr). Pour l’instant, les trains de dépressions défilent très rapidement, donc je reste attentif et surveille la situation. » Ici encore, le temps long ne rime pas avec inaction : c’est une danse entre anticipation et adaptation, où chaque décision, même l’attente, a son importance. Mais au-delà des calculs et des choix de route, il y a quelque chose de plus fort qui anime le marin chinois: la beauté brute de l’océan, qui transforme ce voyage en une expérience sensorielle unique. « Même après trois mois en mer, je n’ai pas vraiment adopté d’habitudes particulières. Ce que j’adore par-dessus tout, ce sont les levers et couchers de soleil. Chaque jour, j’observe la nature autour de moi, les paysages changeants de l’océan, et cette beauté me donne l’impression que le temps file à toute vitesse. » Les marins savent qu’une telle contemplation est essentielle pour garder la tête hors de l’eau, loin du poids de la solitude. Quand l’isolement devient pesant, Jingkun Xu trouve refuge dans ses rêves d’arrivée. 


Dans ces moments-là, je m’imagine l’accueil de mes amis venus du monde entier, les repas copieux qui m’attendent, et ce bon lit moelleux où je pourrai enfin me reposer. Ces images suffisent à raviver ma motivation et à me donner l’énergie de continuer.

Jingkun Xu
SINGCHAIN TEAM HAIKOU

Les rituels simples pour tenir bon

Manu Cousin, lui, trouve du réconfort dans des rituels simples. « Le soir, j’écoute la radio, surtout les émissions de sport. Ça me permet de garder un lien avec la vie à terre, de rester accroché à ce qui se passe dehors, dans le vrai monde. » Pourtant, cela ne suffit pas toujours à effacer l’épuisement accumulé. « Trois mois en mer, c’est long. Le bateau est usé autant que le marin, si ce n’est plus. J’inspecte tout en permanence, je surveille chaque détail pour éviter les mauvaises surprises. » Et lorsque la solitude devient trop lourde, il se remémore tout ce qui le porte : « Je repense à tout le chemin parcouru, à mes proches, à mes partenaires qui croient en moi et me soutiennent. C’est le projet d’une vie, et je n’ai pas le droit de baisser les bras. » Cette persévérance ne concerne pas seulement les performances individuelles, mais définit aussi l’essence même de cette course. Comme le résume Fabrice Amedeo : « Ce que j’ai fait, ce que j’ai vécu, je ne l’échangerais pour rien au monde. Oui, c’est difficile. Mais c’est ce défi constant qui donne à la victoire une valeur unique. Alors, je m’accroche. Jusqu’au bout. » Pour les skippers, les prochains jours seront un défi constant entre persévérance et concentration. La mer ne donne rien sans l’exiger pleinement. Mais c’est précisément cette exigence qui rend la victoire, personnelle ou collective, si précieuse. Ainsi, même lorsque la fatigue s’accumule, même lorsque les vents se montrent capricieux, chacun garde les yeux fixés sur la ligne d’arrivée, qu’elle soit physique ou intérieure. Car au-delà des classements, le véritable triomphe du Vendée Globe est celui de la transformation : sortir de l’immensité de l’océan avec une version de soi-même plus riche, plus forte, plus résiliente.


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