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La fable de la grenouille

Peut-on s’habituer à tout ? Cette nuit, c’est une petite leçon de philosophie que nous font parvenir les marins du Vendée Globe, toujours lancés à des vitesses à la limite du supportable pour s’accrocher à la locomotive dépressionnaire qui les catapulte vers le Sud. Les premiers auront encore au moins 48 heures pour disserter !

25 NOVEMBRE 2024 : Photo envoyée depuis le bateau Malizia - Seaexplorer lors de la course à la voile du Vendée Globe le 25 novembre 2024. (Photo du skipper Boris Herrmann)
25 NOVEMBRE 2024 : Photo envoyée depuis le bateau Malizia - Seaexplorer lors de la course à la voile du Vendée Globe le 25 novembre 2024. (Photo du skipper Boris Herrmann)

Êtes-vous familiers de l’expérience de la grenouille bouillie ? Née dans le cerveau probablement légèrement délirant d’un physiologiste allemand en 1869, cette manipulation concluait qu’une grenouille, plongée dans une eau froide qu’on venait réchauffer progressivement, finissait ébouillantée sans même essayer de s’échapper, victime au final de son immense capacité d’adaptation...

La résilience nous jouerait-elle ce mauvais tour d’endormir nos signaux d’alerte ? C’est en tous cas ce qu’on est en droit de se demander en entendant cette nuit la voix chahutée de Yoann Richomme à bord de PAPREC ARKÉA, qui semble défier bien des lois universelles et s’interroge aussi sur le caractère raisonnable ou non de cette entreprise collective menée, portant battant, par la dizaine de marins en tête de flotte :


Là c’est vraiment une course de vitesse, la mer n’est pas trop défoncée mais le bateau il saute quand même dans tous les sens, ça va très vite, c’est hyper désagréable ! Je n’aime pas trop ce groupe qui bombarde n’importe comment, j’en fais partie hein mais je trouve qu’on ne va pas pouvoir durer comme ça deux mois !

Yoann Richomme
PAPREC ARKÉA

Nos marins de la tête de flotte se seraient-ils mus en grenouilles dans leur cockpit, bondissant de vague en vague à plus de 21 nœuds de moyenne sur 24 heures – 23 même dans la nuit pour le leader Charlie Dalin (MACIF Santé Prévoyance) ? A cette vitesse-là, on vous l’assure, la bave du crapaud atteint toutes les blanches colombes !

Le problème, c’est que ce cher Friedrich Goltz – appelons un physiologiste allemand un physiologiste allemand - avait omis de préciser que la grenouille qui s’était laissée cuire avait préalablement été décérébrée par ses soins. Et les zoologistes qui ont, depuis, essayé de reproduire l’expérimentation ont été formels : « Si on met une grenouille dans de l'eau froide, elle s'échappera avant qu'elle n'ait chaud — les grenouilles ne restent pas assises tranquillement pour vous. »

« En tous cas là c’est extrêmement dur ! »

Il en va donc de même pour nos solitaires, intrépides mais toujours prêts à bondir dès lors qu’ils l’auront jugé nécessaire. Et pas que pour leur survie ! C’est ce que nous a d’ailleurs prouvé Clarisse Crémer (L’Occitane en Provence, 12e), en décidant hier après-midi d’opérer « une micro-pause ! Je ralentis le bateau de 10 nœuds pour 3 minutes parce que c’est trop beau ! Et c’est le problème de ces bateaux, c’est qu’on n’est quasiment pas dehors, alors que regardez cette couleur de la mer ! Allez, je retourne à ma fusée ! » Ainsi donc le batracien peut même se faire esthète ! Et ce, y compris quand il en bave pourtant sérieusement dans une bataille au coude (palmé) à coude avec Justine Mettraux (Teamwork – Team Snef, 13e) et Boris Herrmann (Malizia – Seaexplorer, 11e). 

En tous cas Yoann Richomme, actuel troisième de la course et qui a opéré hier un petit recalage vers le Sud « plutôt subi que choisi » suite à un renforcement du vent et un changement de voile, prévient lui aussi qu’il ne se laissera pas ébouillanter : 


Peut-être que je prendrai mon rythme à un moment, en tous cas là c’est extrêmement dur ! La dépression elle est en train de partir avec nous, donc nous c’est sûr qu’on part sur deux jours où on continue sur notre vitesse au moins, et après faudra un peu se positionner avant le Cap de Bonne Espérance, parce qu’on va être concernés par une autre dépression, mais j’ai du mal à saisir l’intensité des éléments, c’est pas évident !

Yoann Richomme
PAPREC ARKÉA

25 NOVEMBRE 2024 : Photo envoyée depuis le bateau GUYOT Environnement - Water Family lors de la course à la voile du Vendée Globe le 25 novembre 2024. (Photo du skipper Benjamin Dutreux)
25 NOVEMBRE 2024 : Photo envoyée depuis le bateau GUYOT Environnement - Water Family lors de la course à la voile du Vendée Globe le 25 novembre 2024. (Photo du skipper Benjamin Dutreux)

« je me sens bien à bord » 

Voilà le problème de fond : c’est que nos marins sont durs au mal et prouvent quand même que si l’humain ne peut pas s’habituer à tout, il peut s’habituer à beaucoup. Vraiment beaucoup. Avec toute sa fraîcheur, Benjamin Dutreux (Guyot Environnement – Water Family, 14e), racontait ainsi ce qu’il vit comme « un rodéo depuis 48 heures » : 


C’est sûr que niveau vie à bord ce n’est pas toujours simple, surtout au début quand ça commence à accélérer, on se dit « ça ne va pas être possible de vivre comme ça pendant plusieurs jours », et au final, on s’habitue ! J’avais du mal à dormir, maintenant j’arrive bien à dormir. J’avais du mal à me déplacer dans le bateau, maintenant j’y arrive très bien… Donc voilà, je reprends la vie qui était un peu en stand-by le temps de s’acclimater à ces conditions !

Benjamin Dutreux
GUYOT ENVIRONNEMENT - WATER FAMILY

Non content de démontrer donc leur immense résistance à la violence des conditions, les marins ont même l’air d’y prospérer ! « J’ai eu un peu de mal moralement à me mettre dans la course au début, et puis là, ça y est, je suis bien, je suis content d’être en mer, le bateau va bien, je me sens bien à bord donc ça c’est quand même une phase importante avant d’attaquer le morceau qui nous attend et qu’on essaie de rejoindre le plus vite possible ! », se réjouissait le 9e du dernier Vendée Globe. 

Un message envoyé quelques heures avant d’être confronté à « un nuage merdique et un vent merdique de Sud-Ouest » qui a obligé le marin islais à de complexes manœuvres, bouleversant sa trajectoire et sa stratégie. A quelque 110 milles derrière lui, la Britannique Pip Hare (Medallia, 16e), subissait les mêmes turbulences, l’obligeant aussi à un demi-tour violent, tandis que, à peine à 30 milles dans son Nord, Romain Attanasio (Fortinet – Best Western, 15e), passait lui sans encombre. La souffrance n’est donc pas que physique mais bien aussi psychologique ! 

Comment ont-ils réussi à développer cette force physique et mentale ? Sûrement en appliquant à la lettre les consignes du philosophe Arthur Schopenhauer, qui disait que « pour s'endurcir, il faut soumettre le corps à beaucoup d'effort et de fatigue, et s'habituer à résister à tout ce qui peut l'affecter, quelque rudement que ce soit. » Car c’est bien là tout ce qui fait l’exploit de ces hommes et femmes engagés dans cette épreuve de fond, peu importe leur placement dans la flotte. Aujourd’hui éparpillés sur plus de 2 300 milles, tous continuent d’apprivoiser leurs douleurs, tout en restant prêts à bondir pour poursuivre leur route. 


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