Comment est mesuré le temps à bord ?
« À bord, le temps de la terre n’est plus corrélé au reste du monde », explique Éric Bellion. Le skipper de Stand As One, qui a déjà disputé un Vendée Globe (2016-2017), assure que l’heure « devient une échelle, une gradation, une manière de séparer les tâches ». Lui ne porte d’ailleurs une montre qu’en mer. Elle permet de connaître le temps de sommeil, celui dédié aux manœuvres, celui passé à la barre, mais pas seulement. « La journée est aussi rythmée par les fichiers météo et les classements que l’on peut télécharger à intervalle régulier », confie Romain Attanasio (Best Western-Fortinet).
Afin d’y parvenir, les marins ne se basent pas sur l’heure française, mais sur le temps universel coordonné (UTC), communément appelé l’heure TU. « On vit en temps universel, on dort en temps universel, on parle en temps universel », sourit Éric. « L’heure TU, c’est notre unité de temps », abonde Romain. L’heure d’hiver en France correspond à UTC+1 (une heure de plus), l’heure d’été à UTC+2.
Comment composer avec le décalage horaire à bord ?
En traversant les mers du globe, les marins franchissent plusieurs fuseaux horaires au point d’être totalement décalés par rapport à l’heure de l’Hexagone. Et c’est notamment pour cela que l’heure TU est particulièrement précieuse. « Au début du tour du monde, quand on descend l’Atlantique et que l’on contourne l’anticyclone de Sainte-Hélène, on ne traverse pas de fuseau horaire, précise Romain. En revanche, dès qu’on commence à filer vers l’Est, les fuseaux horaires défilent ». Dès lors, il reconnaît que la mesure du temps est « parfois perturbante ». « J’essaie de garder un rythme de terrien avec un petit déjeuner, un déjeuner, un dîner dans la journée, mais ce n’est pas simple. Parfois on s’y perd et on sait qu’il faut aussi veiller à ne pas réveiller tout le monde à terre ! »
Dans le Pacifique, ils doivent aussi traverser l’antiméridien et c’est le casse-tête assuré. Il s’agit du méridien opposé à celui de Greenwich, à 12 heures de là. Cette longitude, appelée aussi le 180e méridien correspond à la ligne de changement de date. Quand Charlie Dalin, l’a franchie au dernier Vendée Globe, lui qui était alors leader de la course s’en amusait : « ça me fait un deuxième dimanche consécutif, mais pour moi, dimanche ou lundi, ça ne change rien ! »
Jour, nuit, qu’est-ce que cela change ?
C’est une certitude : la nuit, « tout est plus dur », dixit Romain. « Avant la tombée, tu prépares ton matériel, ta frontale, ton bonnet, explique le marin de Fortinet-Best Western. Tu es plus fatigué, tu vois moins bien, tu sais que ça va être plus compliqué ». Cela oblige à renforcer l’attention, la vigilance et la concentration, ce qui accentue la fatigue… Et peut donner l’impression que le temps s’écoule moins vite. « Il y a toujours un petit pincement au cœur quand la nuit arrive. Tu sais que tu vas stresser plus, foncer dans le noir, poursuit Éric. La nuit, c’est le danger. Mais dès qu’on en sort, la lumière revient et ça fait office de réconfort, de boost d’enthousiasme ». Et le marin de Stand As One d’ajouter : « j’ai appris qu’on perd un mois de vie à chaque nuit blanche… Ça veut dire que j’en ai perdu beaucoup ! »
Quelle est, plus globalement, la perception du temps à bord ?
Éric Bellion assure qu’au bout de plusieurs semaines en mer, « l’idée qu’on se fait d’une journée à terre disparaît comme du sable entre les doigts ». Le fait d’être concentré sur sa machine en permanence finit par brouiller les repères. « Nos grands marqueurs, ce sont les tombées de la nuit et les levées du jour », précise Romain. Lui qui va disputer son 3e Vendée Globe reconnaît que les difficultés à bord peuvent « parfois donner l’impression que c’est long et interminable ».
En revanche, dès que tout est au vert – le bateau, les réglages, les conditions – le temps semble filer plus vite et semble aussi propice « à quelques moments de rêverie qu’un terrien s’octroie beaucoup moins qu’un marin », dixit Éric. De façon plus générale, il assure qu’au large « tout est plus intense » : « c’est une malédiction, surtout pour nos proches parce que ce n’est pas facile à saisir parfois. Pourtant en mer, le bonheur est encore plus heureux et le malheur encore plus malheureux. »
Comment se recaler sur le temps à terre à l’arrivée ?
Se réadapter au quotidien, aux proches, aux petites obligations de la vie de tous les jours… Et au rythme de la terre. L’enjeu est de taille quand on revient de près de trois mois en étant seul au large. Or, cela n’a rien d’évident. « La fatigue peut s’étirer pendant longtemps. On n’est pas seulement cramé par la course, mais par toute la préparation qui précède qui dure plusieurs années ». Romain Attanasio ne dit pas autre chose : « à l’issue de mon premier Vendée Globe, j’ai mis 2 mois et demi à faire une nuit complète. Après mon 2e Vendée Globe, je n’ai plus jamais réussi ». Le skipper de Fortinet-Best Western se souvient d’une rencontre avec un homme qui avait travaillé 15 ans de nuit : « il n’avait jamais réussi à faire des nuits complètes et à dormir à nouveau normalement ». Parfois, même à terre, la façon dont le temps s’écoule semble décidément interminable.